Source photo : Le Monde ©RUE DES ARCHIVES/SPPS/RUE DES ARCHIVES |
Il y a une grande année, nous nous lancions à la recherche du Paris de Marcel Proust et rédigions un article à quatre mains sur ce blog.
Admettons-le : l'exercice nous a amusés.
Nous avions donc, vaguement, l'idée de récidiver mais sans véritable projet. Or, par un bel après midi, musardant entre l'Hôtel de Ville et la place de la Bastille, nous avons avisé un passage, donnant sur la rue de Rivoli : le passage Walter Benjamin.
La plaque dudit passage va, c'est le moins qu'on puisse le dire , à l'essentiel.
L'ex-partie de la rue Tiron, finalement rebaptisée Passage Walter Benjamin en 2017. |
Consultation (inévitable, en l'occurrence) de la notice Wikipédia sur Walter Benjamin, de même que de quelques textes effectuée, notre thème d'article était trouvé !
Walter Benjamin avait écrit sur Paris, avait eu un nombre vertigineux d'adresses dans la capitale, avait érigé la flânerie citadine en art : nous ne pouvions que vouloir le suivre dans cette ville dont il avait, un temps, considéré qu'elle lui "allait comme un gant".
Nous avions également conscience qu'il ne s'agirait pas là seulement d'une déambulation spatiale mais aussi d'une rencontre avec l'Histoire, avec sa grande hache, selon la formulation de Georges Pérec.
Les circonstances qui nous ont conduits sur les traces parisiennes de Walter Benjamin l'indiquent clairement : nous ne sommes, en aucun cas, des spécialistes de son œuvre. Nos lectures de ses livres, de ses textes, de ses articles, sont plus que lacunaires. Nous avons, avant tout, réagi en "piétons de Paris", curieux de tous ceux qui, avant nous, ont connu et aimé cette ville.
Avouons également notre fascination pour le destin de cet intellectuel, devenu, bien malgré lui, personnage de roman, en particulier à cause de la fin de sa vie. En effet, parti au tout dernier moment, avant l'entrée des troupes allemandes dans Paris, en 1940, parvenu au terme d'un voyage cauchemardesque à Port Bou, ville frontalière espagnole (dans l'espoir de rejoindre le Portugal et de prendre un bateau pour les États Unis), menacé d'être livré aux autorités françaises puis aux occupants nazis (intellectuel juif et considéré marxiste), il se suicida et le manuscrit qu'il avait emporté et auquel il tenait plus qu'à la vie disparut.
Ce qui a ajouté à notre intérêt est la réalisation que Walter Benjamin avait (entre autres), traduit ce même Marcel Proust qui nous avait guidés ,l'an dernier.
Fallait-il un signe supplémentaire ?
D'emblée, après nos lectures diverses, il nous est apparu qu'il y avait deux approches de la capitale par Walter Benjamin. La première correspond à celle d'un touriste, curieux de tout, imprégné, certes, de culture française, mais alternant les séjours à Paris avec les retours à Berlin. Il n'y a d'ailleurs pas que Berlin et Paris, puisque Walter Benjamin visite également l'Italie, la Suisse (entre autres).
En 1913, lors de son tout premier séjour parisien, Walter Benjamin réside à l'hôtel de Berne, à proximité de la gare Saint Lazare, puis suivront, sur la rive gauche : l'hôtel du Midi, dans le 14ème arrondissement, l'hôtel de l'Aiglon, boulevard Raspail, l'hôtel Littré, près du Jardin du Luxembourg.
La façade de l'hôtel Littré avant la seconde guerre mondiale. |
L'hôtel Littré (situé dans la rue du même nom). |
Tant que nous y sommes, enchaînons avec une photo de la rue Littré (l'hôtel se trouve au milieu de celle-ci). |
La perspective de la rue Littré de nos jours. |
Pendant cette période, Walter Benjamin traduit Proust (en allemand), fait de multiples rencontres et, entre autres, assiste avec Franz Hessel (le père de Stéphane Hessel) à l'inauguration des Arcades des Champs Elysées (situées 76/78 avenue des Champs Elysées).
Il n'est pas impossible que naisse alors le premier projet d'un travail sur les passages parisiens.
Les Arcades des Champs Elysées, inaugurées en 1926. On peut apercevoir l'une des deux fontaines Lalique, qui décoraient la galeries. Elles ont aujourd'hui mystérieusement disparu. |
"Léger" changement de décor sous les Arcades des Champs Elysées (toujours situées au 78 de l'avenue du même nom). |
Cette première vision de Paris est donc une approche heureuse, celle d'un homme jeune qui travaille, mais sort, rencontre même des écrivains (Léon-Paul Fargue, Louis Aragon, Robert Desnos, entre autres)
La seconde approche de la ville par Walter Benjamin est bien plus dramatique : à partir de 1933, donc de l'arrivée d'Hitler au pouvoir, puis de l'incendie du Reichstag, le 27 février, c'est en exilé qu'il vivra à Paris. Il quitte, en effet, l'Allemagne, sans espoir de retour, le 17 mars.
Du 19 mars au 5 avril, il loge à l'hôtel Istria, au 29, rue Campagne Première.
Puis, d'avril à fin septembre, il part à Ibiza (où il expérimente la prise d'opium), puis à Majorque.
L'hôtel Istria sur la droite de la photo. |
Le 29, rue Campagne Première de nos jours. Si le côté droit de la rue est resté rigoureusement identique, le côté gauche, au contraire, a été totalement massacré. |
Le retour de Walter Benjamin à Paris sera le véritable début de son existence d'intellectuel déclassé dans la capitale. Ses revenus dépendent essentiellement de son statut de chercheur rattaché à l'antenne parisienne de l'Institut de recherche sociale de Francfort - fermé par Hitler en 1933 - dont le directeur, Max Horkheimer, se trouve à New York : autant dire qu'ils sont irréguliers et , la plupart du temps, fort modestes, voire insuffisants.
Quelques séjours à l'étranger serviront parfois de parenthèses (essentiellement à San Remo, chez son ex femme, ou au Danemark où Bertolt Brecht s'est exilé) mais Walter Benjamin, jusqu'en 1940, connaît un Paris difficile pour un exilé impécunieux.
De ce fait, la liste de ses adresses, durant cette période, (hôtels, locations, sous locations, hébergement chez les uns et les autres - notamment sa sœur -) est impressionnante.
Nous avons choisi, totalement arbitrairement, dans cette liste, quelques lieux, dont nous avons recherché les traces sur des photos d'archives (parfois vainement) ou les vestiges dans la géographie urbaine actuelle (parfois tout aussi vainement).
Ainsi, nous nous sommes rendus 1, rue du Four, dans le 6ème arrondissement, puisque c'est des fenêtres de son hôtel, le Palace Hôtel, qu'il assiste aux manifestations du début de 1934 et c'est là, probablement, qu'entre deux parties d'échecs avec Bertolt Brecht, séjournant alors à Paris, que naît le projet d'écriture à quatre mains, d'un roman policier.
L'hôtel n'existe plus.
Le roman policier n'a jamais vu le jour.
Le roman policier n'a jamais vu le jour.
Le Palace Hôtel, construit en 1926 par l'architecte Etienne Parrain. |
Au 1, rue du Four, le Palace Hôtel, a disparu, puisqu'il a été vendu appartement par appartement. |
Le Palace Hôtel, vu de côté. Notez la présence d'ascenseurs sur la partie droite de la photo. Ils menaient directement à la station de métro Mabillon, située juste sous l'hôtel. |
De nos jours, les susdits ascenseurs ont disparu, remplacés par un commerce. |
Après un long moment loin de Paris (de juin1934 à avril 1935), Walter Benjamin regagne la ville (hôtel Floridor, place Denfert Rochereau) et rédige la première présentation d'ensemble de son texte sur les Passages (ce qui aurait dû être son maître ouvrage).
La Galerie Vivienne en 1906. Photo prise par Eugène Atget. |
La Galerie Vivienne de nos jours, toujours fidèle à elle même. |
D'autres adresses continuent de scander son séjour mais, en définitive, en janvier 1938, il s'installe au 7ème étage du 10, rue Dombasle, dans le 15ème arrondissement, grâce aux aides de l'Institut. Ce sera sa dernière adresse parisienne, avant son nouvel exil, cette fois-ci, loin de Paris.
L'angle de la rue Dombasle et de la rue Vaugirard. |
Bien que la devanture ait totalement changé, la boulangerie est cependant encore présente à l'entrée de la rue Dombasle. |
De nos jours, l'immeuble qui abrita la dernière demeure parisienne de Walter Benjamin est situé entre une boutique désaffectée et un magasin d'articles pour motards. |
Après avoir, de 1913 à 1933, présenté à Walter Benjamin son visage le plus plaisant, Paris devient un lieu peu ou prou inhospitalier pour un exilé désargenté. Mais le pire de la capitale l' attendra en 1939.
En effet, en septembre 1939, donc à la déclaration de la guerre contre l'Allemagne, les émigrés allemands, devenus apatrides, doivent se rendre dans des centres de rassemblement. Pour les résidents de la Seine, c'est à Colombes, au Stade Yves du Manoir. Walter Benjamin y endure neuf jours d'attente, dans une désorganisation totale et des conditions sanitaires indignes, avant de pouvoir prendre un autobus qui les conduit, ses compagnons d'infortune et lui, sous surveillance militaire, jusqu'à la gare d'Austerlitz. De là, un train, aux wagons plombés les mène vers des camps de travail. Dans son cas, après deux heures de marche après Nevers : Vernuche.
La cour d'accès de la gare d'Austerlitz. |
Si l'esplanade a bien changé, la gare, elle-même, demeure immuable. |
L'autre côté de la gare d'Austerlitz, avec le pont du métro. |
Grand chambardement derrière la gare d'Austerlitz. |
A cause de problèmes cardiaques importants, Walter Benjamin n'est pas jugé apte au travail physique dans le "camp des travailleurs volontaires du clos Saint Joseph". Il lui faut attendre jusqu'au 21 novembre pour que les démarches de ses connaissances parisiennes permettent sa libération, puis son retour à Paris, le 22.
Doit-on, peut-on, dès lors, s'étonner de son suicide à Port Bou, alors qu'il avait connu le visage le pire de ce pays qui lui avait refusé la naturalisation ?
Sombre souvenir, d'une terrible période. |
Fini le bruit de bottes sur les Champs Elysées. |
Au fur et à mesure de nos recherches, nous avons compris qu'on ne pouvait saisir Walter Benjamin d'un seul bloc. Avec une formation et une culture classiques, il ne reçut pas l'habilitation de sa thèse, lui interdisant, dès lors, tout espoir d'enseignement au sein d'une université allemande.
Ce fut un intellectuel , avant tout, mais, en aucun cas, un intellectuel desséché, dépourvu d'élans, voire de passions amoureuses : ainsi, il partit retrouver Asja Lacis, qu'il avait rencontrée à Capri, jusqu'à Riga, puis Moscou.
Il expérimenta le haschisch, l'opium et fut tiraillé entre la mystique juive et une vision politique proche du marxisme.
En ce sens, Paris a parfaitement correspondu, par les différents facettes qu'elle a présentées à Walter Benjamin, à la complexité de sa personnalité.
C'est, d'abord comme une ville plaisante, voire érotique qu'elle lui est apparue (c'est, probablement, lors de son premier séjour parisien qu'il a connu ses premières expériences sexuelles).
Et, en dépit de la précarité de sa vie d' exilé démuni, de la multiplicité de ses hébergements de fortune, Paris a été, avant tout, en ce qui le concerne, la ville-refuge parce que c'était une ville-livre .
Il y goûta, déjà, le charme des bouquinistes, sur les quais : "Le lierre des feuilles savantes s'est attaché sur les quais de la Seine".
Les bouquinistes des quais de Seine. |
Infinie tristesse devant Notre Dame défigurée. |
Autre perspective des quais de Seine. |
Les bouquinistes à proximité immédiate de la place Saint Michel. |
Bien plus, les seuls lieux qui ne furent pas transitoires dans sa période d'exil, furent liés aux livres. Il eut ainsi ses entrées dans la librairie d'Adrienne Monnier, "La maison des amis des livres", au 7, rue de l'Odéon.
C'est, d'ailleurs, grâce à l'amitié d'Adrienne Monnier, à ses démarches qu'il dut sa libération de Vernuche.
"La maison des amis des livres", l'un des refuges de Walter Benjamin.
|
La perspective de la rue de l'Odéon. |
Une plaque commémorative indique l'emplacement de la défunte librairie. |
Walter Benjamin fut, ainsi, sauvé physiquement par sa dilection pour les livres.
Mais, en définitive, sa seule adresse parisienne pérenne, fut la Bibliothèque Nationale de France, rue de Richelieu.
En dépit de ses démarches, Walter Benjamin, n'obtint pas la nationalité française, mais il obtint une carte de lecteur de la BNF.
Il put travailler au Cabinet des Estampes, eut même accès à "l'Enfer" de la bibliothèque (donc, à la collection des écrits et images licencieux, pornographiques).
C'est à Georges Bataille, alors bibliothécaire, qu'il confia l'œuvre de Paul Klee, l'Angélus Novus, seul bien matériel qu'il possédait et auquel il tenait tout particulièrement (une aquarelle qu'il interprétait comme l'Ange de l'Histoire.)
L'Angélus Novus de Paul Klee se trouve, de nos jours, au musée d'Israël, à Jérusalem. |
Ce fut au même Georges Bataille, qu'il confia également certains de ses manuscrits. Ce sont ces manuscrits que l'on continue de redécouvrir, qui permettent de saisir l'importance de ses fulgurances intellectuelles, de la radicale nouveauté de sa pensée (ainsi : son intérêt pour la photographie, le cinéma, le rôle de la propagande), de sa réflexion (entre autres : sur la transformation des villes au 19ème siècle, sur leur marchandisation grâce aux passages).
La cour d'honneur de la BNF. |
On peut également cultiver son bronzage dans la cour d'honneur de la BNF ! |
La célèbre photo de Gisèle Freund, rappelle à quel point Walter Benjamin pouvait faire abstraction du monde extérieur, lorsqu'il lisait, lorsqu'il écrivait. |
Walter Benjamin travaillait régulièrement dans la salle Labrouste où, nous a aimablement indiqué l'agent d'accueil de la BNF, il est vivement déconseillé de prendre des photos au delà du seuil, afin de ne pas gêner la concentration des chercheurs. |
Tant que nous sommes dans la BNF, restons-y avec la la salle Ovale (proche de la précédente salle) lors de son inauguration en 1936. |
La salle Ovale toujours aussi impressionnante ! |
Ce n'est, en définitive, que justice, que ce soit grâce à ce lieu consacré aux livres, la BNF, que nous soit, peu à peu, restituée la figure de Walter Benjamin, ce piéton, ce flâneur, cet amoureux de Paris.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire